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L'ADEME prouve que la décarbonation est réalisable en utilisant des leviers innovants et en s’appuyant sur une mobilisation citoyenne et une collaboration inter-acteurs. Face aux défis de la décarbonation, l’ADEME propose une approche concrète et pragmatique pour les entreprises françaises, en s’appuyant sur une expertise technique et scientifique reconnue. Rencontre avec Sylvain WASERMAN président Directeur général de l’ADEME.
Informations entreprise : Bonjour, monsieur Waserman. Merci de nous accueillir dans les locaux de l’ADEME. Vous êtes à sa tête depuis un peu plus d’un an. Commençons par un point d’étape : où en est la transition écologique en France selon vous ? Est-ce que nos objectifs sont atteints ?
Sylvain Waserman : Bonjour. Merci de votre invitation. La transition écologique est entrée dans une nouvelle phase. On est passé d’une ère de discours, portée par les visionnaires, à une ère de résultats mesurables et chiffrés. On parle d’objectifs concrets, d’indicateurs de performance et de programmes de suivi. C’est une approche que j’apprécie personnellement, fort de mon expérience passée comme dirigeant d’entreprise. Et c’est une approche que les entreprises semblent bien appréhender également. Pour la première fois en 2023, la France a atteint ses objectifs de décarbonation. Nous parlons d’une réduction annuelle de 4 à 5 % des émissions de gaz à effet de serre, avec un taux de 5,8 % atteint l’année dernière. C’est un résultat significatif.
IE : C’est effectivement un succès notable, mais il ne faut pas oublier le contexte budgétaire actuel… Les caisses de l’État ne sont pas illimitées. Comment concilier décarbonation et contraintes financières ?
SW : C’est un point crucial. Évidemment, l’argent public est une ressource limitée. Cependant, l’ADEME a vu ses moyens multipliés par quatre ces quatre dernières années, ce qui nous permet de mener des actions ambitieuses. Nous disposons d’un budget propre, participons activement au programme d’innovation “France 2030”, gérant ainsi 7.9 milliards d’euros destinés à la décarbonation. Notre rôle est d’optimiser l’utilisation de ces fonds en ciblant des actions à fort impact. Le Fonds Chaleur, par exemple, avec son efficacité de 37 € par tonne de CO₂ économisée, est un exemple concret. Nous devons également insister sur l’efficacité carbone de chaque euro dépensé.
IE : Vous avez évoqué un travail important sur l’économie circulaire et la responsabilité élargie des producteurs. Pouvez-vous développer ?
SW : L’économie circulaire est absolument essentielle, tant pour la transition écologique que pour la souveraineté nationale. La responsabilité élargie des producteurs responsabilise les fabricants, en les impliquant davantage dans la gestion du cycle de vie de leurs produits, et donc dans la gestion de leurs déchets. Cela permet de réduire les volumes et d’améliorer les taux de recyclage. C’est une démarche gagnante autant pour l’environnement que pour l’économie.
IE : Parlons du rôle de vos ministères de tutelle. Vous êtes partagés entre l’écologie et la recherche. Comment la ministre, Mme Agnès Pannier-Runacher, contribue-t-elle à votre action ?
SW : C’est ma ministre principale et c’est réellement la bonne ministre au bon moment. Elle a une maîtrise des sujets et c’est un bonheur parce qu’il faut bien comprendre que dans ces domaines-là, il faut quand même rentrer dans le fond des choses pour pouvoir les porter. Elle a notamment défendu sur ses budgets 2025 le Fond Chaleur, qui est un des combats emblématiques. Elle a toujours été très engagée sur cette thématique. Alors effectivement, c’est la bonne personne parce qu’elle en maîtrise les éléments et elle a le courage de porter une parole qui est de dire : « Ne confondons pas le coût à court terme et la dépense et l’investissement de moyen terme. »
IE : Abordons maintenant le secteur privé et la nouvelle directive CSRD (NDLR : Corporate Sustainability Reporting Directive en anglais). Vous avez récemment signé un partenariat avec la Banque de France, pouvez-vous nous en parler ?
SW : Vous savez, l’ADEME a eu, il y a cinq ans, une vision très claire de l’avenir économique. Nos ingénieurs se sont dits : « Demain, ce qui comptera sur le marché, ce n’est pas tant les objectifs qu’on annonce, mais la crédibilité des plans de décarbonation qu’on présente. » Et, pour que cette crédibilité soit solide, il fallait une méthodologie scientifique rigoureuse. Nous avons donc développé une méthode, en trois ans, qui permet de donner une note sur vingt, une lettre et une tendance à un plan de décarbonation. Ce système évalue les moyens mis en oeuvre, la gouvernance, l’implication des actionnaires. Pourquoi est-ce crucial ? Parce que dans le contexte économique actuel, les entreprises, grandes ou petites, font face à des pressions énormes. Prenez l’exemple des grands groupes qui intègrent les fameux scopes 1, 2 et 3 dans leur stratégie. Les sous-traitants sont désormais directement concernés. Imaginez un verrier dans l’Orne, qui réalise 80 % de son chiffre d’affaires avec des clients du luxe. Ces derniers lui disent : « Nous serons décarbonés en 2030, avec ou sans vous. » Pour ce chef d’entreprise, ce n’est plus un simple sujet de discussion en Codir : c’est une question existentielle, au cœur même de sa stratégie.
Ensuite, il faut penser aux changements dans les achats publics : dès 2026, des clauses environnementales obligatoires feront leur entrée. Il sera essentiel de distinguer entre deux entreprises disant « Je serai verte en 2040 », laquelle est réellement crédible. Les banques aussi flèchent leurs financements vers des projets de plus en plus vertueux. Enfin, le cours du carbone est une grande inconnue. Pour un chef d’entreprise, présenter des risques carbone élevés à ses actionnaires, c’est introduire une incertitude supplémentaire qui peut menacer un business plan.
Ce contexte crée une véritable course à la décarbonation. On voit un nombre impressionnant d’entreprises qui ont basculé dans l’action, et la France a ici un atout majeur : son électricité est déjà largement décarbonée. Cela offre un avantage concurrentiel immense, notamment face à des pays comme l’Allemagne ou la Pologne. Pour une entreprise comme Stellantis, par exemple, investir en France dans une transition énergétique est bien plus efficace que dans d’autres pays.
Pour revenir à notre convention avec la Banque de France, elle repose sur notre méthodologie ACT, qui est aujourd’hui reconnue pour sa rigueur. Elle se décline en deux volets : « ACT pas à pas », qui accompagne les entreprises sur 12 à 18 mois pour construire leur plan de décarbonation, et « ACT évaluation », qui, en trois jours, attribue une note sur la solidité de ce plan. La Banque de France a évalué des méthodologies venant de différents acteurs et choisi celle de l’ADEME pour ses indicateurs climat, en raison de sa crédibilité et de son sérieux. C’est une reconnaissance majeure et le fruit de plusieurs années de collaboration.
Enfin, mon message pour les entreprises est simple : avec la directive CSRD, vous serez confrontées à de nombreuses obligations. Mais, en adoptant la méthodologie ACT, non seulement vous serez alignées sur ces exigences, mais vous pourrez aussi tirer parti de l’avantage concurrentiel unique que vous offre la France.
IE : Nous allons laisser quelques secondes le monde de l’entreprise pour nous intéresser à nous, hommes et femmes de ce monde. J’aimerais que vous nous parliez de ce site « Nos gestes climat », qui est tellement simple et essentiel.
SW : Vous avez raison, nous sommes tous sensibles à la question climatique et beaucoup veulent agir à leur échelle. Mon message à vos lecteurs est simple : commencez par évaluer votre empreinte carbone personnelle. Pour cela, l’ADEME propose un outil, Nosgestesclimat.fr, qui permet de mesurer l’impact de nos gestes quotidiens : déplacements, alimentation, choix de consommation, etc. En moyenne, un Français émet entre 8 et 10 tonnes de CO₂ par an. Une fois ce bilan établi, on peut identifier des changements simples et accessibles : par exemple, reprendre le vélo, réduire sa consommation de viande à deux fois par semaine ou limiter les courts séjours en avion. L’idée n’est pas de demander des efforts énormes immédiatement, mais de viser une réduction progressive, en commençant par les 10 premiers pourcents. Pourquoi 10 % ? Si chaque Français, émettant 10 tonnes, réduit d’une tonne ses émissions, cela représente 58 millions de tonnes en moins, soit la moitié de l’effort national nécessaire pour atteindre nos objectifs de 2030. Et 2030, c’est demain.
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Prenons un exemple concret : en faisant mes courses, je me suis demandé pourquoi j’achetais encore du gel douche, qui contient 95 % d’eau et vient dans une bouteille en plastique, plutôt qu’un simple savon. Si tout le monde faisait ce choix, cela représenterait 185 millions de bouteilles en plastique en moins chaque année en France, soit l’équivalent de 10 tours Eiffel ! Et pourtant, ce petit geste ne change rien à notre qualité de vie. Je crois en notre capacité collective à agir. Si chacun s’engage sur ces 10 %, non seulement nous atteindrons nos objectifs, mais nous le ferons ensemble, en prenant conscience de notre rôle dans cette transition. Ce sont ces petits gestes, additionnés, qui feront une grande différence.
IE : Et concernant les collectivités locales et leur implication dans la transition énergétique, notamment face aux défis du réchauffement climatique (canicules, etc.) ?
SW : Les collectivités jouent un rôle déterminant dans la transition écologique. L’ADEME estime qu’environ la moitié des décisions en la matière dépendent d’elles. C’est pour cela que nous avons créé le réseau « Élus pour agir ». Ce réseau propose des sessions d’échange et de partage d’expérience entre élus, sans la pression médiatique, pour échanger librement sur les difficultés, les réussites et les solutions. Nous leur proposons des clés de décryptage, des outils et des financements. L’objectif est de les aider à intégrer la transition écologique dans leur action quotidienne, qu’il s’agisse de la gestion des canicules, de l’urbanisme, de la dé-bétonisation, etc.
IE : Et concernant des outils comme « Plus fraîche ma ville » ?
SW : « Plus fraîche ma ville » est un outil concret qui fournit aux élus des pistes de réflexion et des exemples pour atténuer les effets des canicules dans leurs villes et villages. Nous proposons également des pistes, comme la peinture des routes en blanc pour limiter l’effet de chaleur du bitume. Nous incitons à repenser les modes de vie et l’usage de l’espace et à intégrer des matériaux biosourcés.
IE : Parlons des nouvelles technologies et du numérique. Quels sont les projets les plus innovants auxquels vous participez actuellement ?
SW : L’ADEME croit en l’innovation et investit massivement dans le domaine du numérique. Nous ne sommes pas techno-solutionnistes, mais nous reconnaissons le potentiel des nouvelles technologies pour accélérer la transition écologique, tout en étant conscients de l’impact environnemental du numérique lui-même (Green IT). Nous travaillons, par exemple, sur l’éco-conception des applications et services numériques pour réduire leur empreinte carbone. L’utilisation de l’IA pour optimiser la consommation énergétique est un domaine clé. Le partenariat avec l’ARCOM et l’ARCEP vise à développer des labels pour identifier les solutions numériques les plus responsables, permettant ainsi de créer un avantage concurrentiel pour les entreprises françaises et européennes par rapport aux GAFAM. On veut les inciter à « ouvrir le capot », c’est-à-dire à laisser auditer leurs processus afin de mesurer et de quantifier l’impact environnemental de leurs solutions.
IE : Un dernier mot, un message pour vos arrière-arrière-petits-enfants ?
SW : J’aimerais qu’ils se souviennent qu’en dépit des immenses défis auxquels nous faisions face, c’est grâce à la détermination des femmes et des hommes, à la collaboration entre entreprises, aux collectivités, aux citoyens, et surtout la force de l’espoir qui a permis de faire basculer le monde du côté de la transition écologique. J’aimerais qu’ils sachent que nous y avons cru et que nous avons agi avec conviction pour la rendre possible. Tout ça se joue maintenant. C’est à portée de main, il suffit d’y croire et d’agir.
L'interview complète en vidéo :